Trouver la voix

Patrick Gaffney

En 1994, Patrick Gaffney qui a largement participé à la rédaction du Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, nous raconta avec précision la genèse du livre :

« LA MORT EST SOUVENT un sujet délicat. Un après-midi de mai, il y a trois ans, j’arrivai dans une toute petite gare à la limite de l’Angleterre et du Pays de Galles. Là m’attendait le propriétaire du cottage où j’allais passer le mois suivant à tenter de justifier l’énorme masse de papiers et de livres entassés dans mes bagages. La voiture nous emmenait le long de petites routes étroites et tortueuses. Soudain, mon nouvel ami me demanda : « Ma femme m’a dit que vous travaillez sur un livre. Est-ce vrai ? » « Oui », dis-je. « Me permettez-vous de vous avertir ? Une de nos amies nous rend actuellement visite. Elle adore bavarder et se mêler des affaires de tout le monde. Si elle découvre que vous écrivez un livre, nous n’aurons pas fini d’en entendre parler, et vous non plus. » Je hasardais un « Ah bon ? », car je voyais bien qu’il s’approchait d’une conclusion intéressante. « Suivez mon conseil. Si elle vous demande ce que vous faites », il fit une pause en me regardant dans les yeux, avec un sourire de connivence, « dites-lui que vous faites autre chose… n’importe quoi. Dites-lui, par exemple, que vous êtes entrepreneur de pompes funèbres. » Son ingéniosité nous fit tous les deux pouffer de rire ; personne ne se risquerait à une trop longue conversation avec un entrepreneur de pompes funèbres, bien évidemment. Nous continuâmes notre route à vive allure pendant un kilomètre environ, sans rien dire, satisfaits. « À propos, il parle de quoi votre livre? » « Eh bien, en fait… de la mort ». Nous roulions maintenant dans un silence glacé, mal à l’aise et la mine sombre. Et là, dans cette voiture, je me rappelai, une fois encore, la force de la peur de la mort dans notre culture, qui peut envahir et assombrir même la plus ordinaire des circonstances et nous voler, purement et simplement, notre vie.

Il n’est donc pas étonnant que lorsque Sogyal Rinpoché arriva pour la première fois en Occident, il ait été choqué par l’attitude envers la mort qu’il rencontrait autour de lui. Je me souviens qu’il parlait déjà de la mort et des mourants, au tout début, quand il commença à enseigner à Londres en 1975, et la mort devait rester par la suite un des sujets-clé de son enseignement. « Après tout », selon sa propre boutade, « ce n’est pas demain qu’elle va passer de mode. » C’est en 1983 que Rinpoché rencontra Elizabeth Kübler-Ross, Kenneth Ring et d’autres personnalités du domaine de la santé et de la recherche sur la mort imminente, et ils lui demandèrent instamment d’élargir son travail en donnant les enseignements de la tradition tibétaine sur la mort et l’aide aux mourants. S’ensuivirent de nombreuses conférences internationales, week-ends et retraites dans le monde entier, et il y eut bientôt une demande de plus en plus pressante de la part du public, pour que Rinpoché écrive un livre sur les attitudes des Tibétains envers la mort et l’accompagnement des mourants. Il ne le fit pas tout de suite, pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’il était déjà très occupé à enseigner, ensuite parce qu’il pensait que le moment n’était pas encore venu – s’il écrivait un livre, il voulait qu’il soit le plus clair et le plus parfait possible – , et enfin parce qu’il sentait que son propre enseignement sur la mort était encore en évolution vers son expression la plus riche.

Et puis, en 1989, nous nous mîmes au travail. Un peu plus tôt cette année là, Rinpoché avait rencontré Andrew Harvey au Népal, et l’avait invité à collaborer à son livre. Rinpoché savait que, s’ils étaient  authentiquement « traduits », les enseignements tibétains pourraient toucher de façon immédiate un immense public par leur beauté et leur ouverture. Il avait la vision d’un livre qui puisse être compris et utilisé par tous, quels que soient leur religion ou leur milieu d’origine. Andrew est un poète célèbre et un écrivain spirituel de génie, et je devais découvrir son merveilleux don pour le langage et la structuration des idées. Ce qui me frappa le plus chez lui était ce curieux mélange de discipline et de créativité illimitée, on pourrait presque dire rayonnante, qui est, je suppose, la marque d’un véritable artiste.

Sogyal Rinpoche with Dilgo Khyentse Rinpoche

Il y eut tout d’abord le travail de recherche et de vérification où il fallut rassembler des centaines d’heures d’enregistrements audio des enseignements de Rinpoché et les transcrire. Nous écrivîmes quelques chapitres préliminaires, qui furent présentés aux éditeurs au début de l’année 1990. C’est finalement Harper San Francisco qui fut choisi en raison des divinations effectuées par plusieurs maîtres tibétains éminents. Cette méthode fut employée pour prendre toutes les décisions importantes concernant le livre, et elle s’avéra être une source inépuisable de fascination pour le monde de l’édition où une telle procédure, aussi bizarre que cela puisse paraître, est toujours considérée comme peu orthodoxe. En août 1990, Rinpoché invita son maître, le grand lama Dilgo Khyentsé Rinpoché, à donner en France, dans les Alpes près de Grenoble, devant 1 500 personnes, ce qui devait être son dernier enseignement public majeur en Occident. Là, sur un coin de l’estrade, pendant les dernières minutes du tout dernier jour, et avec la bénédiction d’un des géants spirituels légendaires de ce siècle, Rinpoché signa le contrat.

À partir de là, le travail s’accéléra. Davantage de matériaux furent produits et Rinpoché donna de nouvelles versions des enseignements sur la mort. Il fut ensuite décidé que je serais envoyé dans des endroits reculés pour préparer des ébauches des différentes parties du livre et élaborer une structure. C’est ainsi qu’en février 1991, je me retrouvais seul dans les montagnes d’Andalousie, en Espagne, puis à nouveau en mai, au plus profond du Shropshire, en Angleterre, à dresser la carte des bardos. Au début de l’été, nous avions assez de matériaux pour commencer l’écriture du livre. Andrew Harvey et moi-même emménageâmes dans une petite maison en Californie, choisie pour le processus créatif, et proche de la résidence de Rinpoché. Nous commençâmes à écrire les premiers chapitres du livre, et nous rendions régulièrement visite à Rinpoché, qui y apportait des corrections et nous donnait de nouvelles idées. Certains des passages les plus difficiles concernaient l’aide aux mourants, et en désespoir de cause, certains jours nuageux, nous descendions jusqu’à l’océan, prenant parfois le livre entier avec nous. Le début du chapitre 11 fut composé sur une dune de sable.

Le travail continua à Londres, mais la période la plus intense de toutes débuta à Paris, fin 1991. Plus tard, Andrew utiliserait les mots « folle » et « éprouvante » pour la décrire ; j’ai oublié les termes qu’il employa à l’époque. Tout au long de l’automne et de l’hiver, jour après jour, je me souviens que je partais de chez moi à 9 heures du matin pour aller travailler dans la mansarde d’Andrew, et que je terminais la saisie des modifications sur l’ordinateur chez moi, le lendemain à 3 heures du matin. Nous allions voir Rinpoché qui faisait des corrections aussi précises qu’un laser et nous donnait de longs enseignements, entièrement nouveaux, sur le thème en cours, toujours brillants et vifs, dans une symphonie apparemment infinie et espiègle, tendant à la perfection. À un moment donné, il me revint en mémoire une parole de George Orwell : « Écrire un livre est un combat effroyable et éreintant, une sorte de lutte contre un mal qui vous ronge. »

Nous traversions Paris en métro, comme des extra-terrestres, le regard vide ou encore pleurant de rire, et nous prenions tout naturellement les sièges réservés aux invalides de guerre. Plus tard, tandis que Rinpoché guidait des retraites en Allemagne et en Australie, nous recevions de longues télécopies, pleines de corrections, de modifications et de nouveaux paragraphes. Rinpoché testait les chapitres-clé du Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, notamment ceux sur la nature de l’esprit, la pratique de la méditation, la compassion, le guru yoga et le Dzogchen, en les enseignant directement, encore et encore, dans le monde entier, dans les retraites et les cours, les perfectionnant de telle sorte qu’à l’avenir, ils puissent être utilisés par ses étudiants comme guides de référence. Nous avons corrigé et réécrit certains passages jusqu’à vingt-cinq fois, d’après ceux qui en ont tenu le compte.

Nous découvrîmes rapidement que, même si nous nous efforcions de définir sa portée ou d’accélérer sa rédaction, le livre avait sa vie propre, avec son rythme et son énergie, et il semblait transformer d’une façon ou d’une autre tous ceux qui entraient en contact avec lui. Finalement, le livre fut soumis à la lecture et à la critique rigoureuses de plusieurs rédacteurs, écrivains et bouddhistes, et les dernières modifications furent apportées en juillet 1992, pendant la retraite historique de trois mois qui eut lieu sous la direction de Rinpoché dans son centre de retraite européen de Lérab Ling, en France.

Lerab Ling

Aucun livre n’a probablement été écrit de façon si inhabituelle. Si cela fut difficile, c’est parce qu’il y avait tant de défis à relever. L’un des plus grands fut de trouver la voix de Rinpoché, cette voix intime, chaleureuse, claire et pleine d’humour, qui est si prodigieusement éloquente lorsqu’elle communique en direct. Rinpoché est un maître de la grande tradition orale du Tibet, plusieurs fois séculaire, dont la marque est le pouvoir de transmettre directement de cœur à cœur, d’esprit à esprit, au moyen des mots, une chose qui dépasse les mots.

Il y avait d’autres points importants à prendre en considération. Nous suppliâmes Rinpoché d’inclure un grand nombre d’expériences et de souvenirs personnels tirés de sa vie, ce qui est faire preuve de grande audace pour un Tibétain. Rinpoché entrelaça aussi à dessein différents niveaux de signification pouvant être compris par des gens ayant différents degrés d’expérience spirituelle. L’un des soucis majeurs de Rinpoché était, là encore, de garantir l’authenticité des enseignements, et il intégra au livre des réponses à des questions concernant les enseignements sur la mort qui avaient été posées à Sa Sainteté le Dalaï-Lama, Dilgo Khyentsé Rinpoché et d’autres grands maîtres.

Il y a tant de choses que je pourrais dire sur le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, mais le sentiment le plus fort qui me reste, rétrospectivement, est celui d’admiration mêlée de respect . Les gens disent de Sogyal Rinpoché que c’est un visionnaire. Le compareront-ils aussi, à l’avenir, à un bodhisattva ? Sa vision est celle d’un monde où il est possible de se libérer de l’ignorance ainsi que du désespoir, du cynisme et de la saisie, du manque de sens et d’estime de soi, et aussi de la peur de la mort et de la vie. Peut-être le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort est-il le meilleur symbole de sa compassion, de son dévouement sans réserve à la vérité et de son engagement sans faille à aider les autres à comprendre.

Tout ce que je sais, c’est que tout au long de l’étonnant processus de son écriture, une inspiration pareille à nulle autre nous a soutenus, ainsi qu’une certitude mystérieuse mais inébranlable que nous participions à une œuvre dont nous pouvions à peine imaginer la portée. Ce livre n’est rien d’autre, j’en suis certain, que la voix des bouddhas, avec toute leur sagesse et toute leur compassion, s’exprimant à travers l’un de leurs plus grands héritiers vivants.

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